Les "Poèmes saturniens" de Paul Verlaine et les "Cahiers de Douai" de Arthur Rimbaud peuvent être mis en lien à travers plusieurs aspects, notamment les thèmes de la mélancolie, la musicalité de la langue, l'évocation des sentiments personnels, et l'utilisation novatrice de la forme poétique. Bien que les deux poètes aient des styles distincts, ils partagent des préoccupations similaires dans leurs premières œuvres et ont influencé l'évolution de la poésie moderne.
1. Thème de la mélancolie et du spleen
La mélancolie est un thème majeur chez Verlaine comme chez Rimbaud, bien qu’elle prenne des formes légèrement différentes.
Verlaine - Poèmes saturniens : Dans les "Poèmes saturniens", la mélancolie est omniprésente, en particulier dans la section Melancholia. Le poème "Chanson d'automne" en est l’exemple le plus célèbre :
"Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone."
Verlaine exprime ici une tristesse intérieure liée à la fuite du temps et au sentiment de décadence. Le poète associe la nature, en particulier l’automne, à la mélancolie, comme si les saisons reflétaient ses états d’âme.
Rimbaud - Cahiers de Douai : Chez Rimbaud, la mélancolie apparaît également, mais elle est souvent plus violente et plus désillusionnée. Dans "Sensation", par exemple, Rimbaud évoque un sentiment de communion avec la nature qui est traversé d'une mélancolie douce et contemplative :
"Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue."
Bien que la tonalité de ce poème semble plus légère que celle de Verlaine, on retrouve un désir d'évasion dans la nature, accompagné d’une certaine mélancolie, une forme de solitude recherchée et à la fois subie.
2. La musicalité de la langue
Verlaine - Poèmes saturniens : Verlaine accorde une grande importance à la musicalité de la langue, en prônant "de la musique avant toute chose" dans sa poésie. Les vers courts, les assonances et allitérations, ainsi que les rythmes impairs participent à la création de cette musicalité. Dans "Chanson d'automne", par exemple, les répétitions et le rythme créent une mélodie douce et lancinante, qui traduit parfaitement le sentiment de langueur.
Rimbaud - Cahiers de Douai : Rimbaud, dans les "Cahiers de Douai", adopte également une approche musicale de la poésie, bien que de manière plus libre et moins codifiée que Verlaine. Dans "Ophélie", le mouvement fluide des vers et les sonorités douces contribuent à la création d'une atmosphère musicale qui participe à la beauté tragique du poème :
"Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles..."
Ici, la musicalité est produite par la souplesse des vers et la répétition des sons, en accord avec l’image apaisée mais tragique d’Ophélie flottant sur l’eau.
3. Les sentiments personnels et intimes
Verlaine - Poèmes saturniens : Verlaine, bien qu'influencé par l'impersonnalité du Parnasse, exprime souvent des sentiments personnels dans ses "Poèmes saturniens". Le poème "Mon rêve familier" illustre parfaitement cette tendance à l’introspection, à la recherche d’un idéal intime et mystérieux :
"Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même,
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend."
Ce rêve intime et mystérieux révèle une quête de l’amour idéal et une incapacité à le trouver dans la réalité, ajoutant une dimension de souffrance amoureuse au spleen général du recueil.
Rimbaud - Cahiers de Douai : Rimbaud, bien que plus jeune, explore également ses sentiments personnels, notamment la quête d'un idéal amoureux. Dans "Roman", il raconte les premiers émois amoureux, mais toujours avec une pointe d'ironie et de désenchantement :
"On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !"
Chez Rimbaud, l’émotion intime est souvent teintée d’ironie ou de provocation, contrairement à Verlaine, qui adopte un ton plus tendre et introspectif.
4. La nature comme reflet des états d'âme
Verlaine - Poèmes saturniens : Dans les "Poèmes saturniens", la nature est souvent le miroir des émotions du poète, en particulier la tristesse et la mélancolie. Verlaine utilise des paysages désolés et des images naturelles pour exprimer ses tourments intérieurs. Dans le poème "Paysage triste", par exemple, les éléments de la nature sont en résonance avec son spleen :
"Les grands arbres pliants leurs branches languissantes
Semblent pleurer ainsi que moi, tout bas, tout bas,
Et les derniers oiseaux aux allures mourantes
Passent…"
Rimbaud - Cahiers de Douai : Rimbaud, dans les "Cahiers de Douai", utilise également la nature comme un miroir de ses sentiments, mais d'une manière plus variée. La nature est parfois accueillante, parfois hostile. Dans "Sensation", par exemple, elle est source de bien-être, d’évasion :
"Je marcherai les pieds dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur…"
Cependant, dans d’autres poèmes comme "Ophélie", la nature devient un cadre tragique, reflet de la mort et de la désillusion.
5. L’usage de la forme poétique
Verlaine - Poèmes saturniens : Verlaine privilégie la rigueur formelle, tout en introduisant des innovations, comme l’utilisation des vers impairs, qui apportent une certaine souplesse à sa poésie. Son respect des règles classiques, combiné à son souci de la musicalité et de l’expression intime, fait de lui un poète à la fois ancré dans la tradition et ouvert aux innovations.
Rimbaud - Cahiers de Douai : Rimbaud, plus audacieux, commence déjà dans les "Cahiers de Douai" à expérimenter avec les formes poétiques. Bien qu’il respecte encore les vers réguliers et les rimes, il introduit parfois des libertés syntaxiques et des images inattendues qui préfigurent ses œuvres plus novatrices comme "Illuminations".
Conclusion : Poèmes saturniens et Cahiers de Douai, deux approches complémentaires
Les "Poèmes saturniens" de Verlaine et les "Cahiers de Douai" de Rimbaud présentent des similitudes thématiques (mélancolie, introspection, nature) tout en adoptant des approches stylistiques distinctes. Verlaine privilégie la musicalité et l’introspection mélancolique dans une forme relativement classique, tandis que Rimbaud, bien qu’encore jeune, adopte déjà une posture plus provocante et audacieuse. Ces deux recueils offrent ainsi deux visions complémentaires de la poésie moderne du XIXe siècle : l'une plus formelle et musicale, l'autre plus explosive et libre. Leur lecture conjointe permet de mieux comprendre les échanges poétiques qui les lient et la manière dont ils ont contribué, ensemble, à révolutionner la poésie de leur époque.