Commentaire littéraire
Exercice bac niveau 1ère
Parcours bac "un personnage en marge"
Livre I, chapitre 3 « Les Manières »
Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule
Livre I, chapitre 3 « Les Manières » 2014
Lecture du texte
A mesure que je grandissais, je sentais les regards de plus en plus pesants de mon père sur moi, la terreur qui montait en lui, son impuissance devant le monstre qu'il avait créé et qui, chaque jour, confirmait un peu plus son anomalie. Ma mère semblait dépassée par la situation et très tôt elle a baissé les bras. J'ai souvent cru qu'un jour elle partirait en laissant simplement un mot sur la table dans lequel elle aurait expliqué qu'elle ne pouvait plus, qu'elle n'avait pas demandé ça, un fils comme moi, n'était pas prête à vivre cette vie, et qu'elle réclamait son droit à l'abandon. J'ai cru d'autres jours que mes parents me conduiraient sur le bord d'une route ou au fond d'un bois pour m'y laisser, seul, comme on le fait avec les bêtes (et je savais qu'ils ne le feraient pas,ça n'était pas possible, ils n'iraient pas jusque là; mais j'y pensais).
Désemparés devant cette créature qui leur échappait, mes parents tentaient avec acharnement de me remettre sur le droit chemin. Ils s'énervaient, me disaient Il a un grain lui, ça va pas dans sa tête. La plupart du temps ils me disaient gonzesse, et gonzesse était de loin l'insulte la plus violente pour eux-ce que je dis là était perceptible dans le ton qu'ils employaient-, celle qui exprimait le plus de dégoût, beaucoup plus que connard ou abruti. Dans ce monde où les valeurs masculines étaient érigées comme les plus importantes, même ma mère disait d'elle J'ai des couilles moi, je me laisse pas faire.
Mon père pensait que le football m'endurcirait et il m'avait proposé d'en faire, comme lui dans sa jeunesse, comme mes cousins et mes frères. J'avais résisté : à cet âge déjà je voulais faire de la danse ; ma sœur en faisait. Je me rêvais sur une scène, j'imaginais des collants, des paillettes, des foules m'acclamant et moi les saluant, comblé, couvert de sueur – mais sachant la honte que cela représentait je n'avais jamais avoué. Un autre garçon dans le village, Maxime, qui faisait de la danse parce que ses parents, sans que personne en saisisse les motivations, l'y obligeaient, essuyait les moqueries des autres. On le surnommait la Danseuse.