Dissertation
sujet A :
Oeuvre Abbé Prévost, Manon Lescaut
Parcours : Personnages en marge, plaisirs du romanesque.
Sujet
Dans Manon Lescaut, le plaisir du romanesque tient-il à la manipulation ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé en vous appuyant sur votre connaissance de Manon Lescaut, sur les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.
Problématisation
⦁ Le sujet invite le candidat à réfléchir sur les rapports des personnages basés sur la manipulation : un personnage en manipule un autre : le narrateur second manipule le narrateur premier et l'auteur lui-même manipule le lecteur.
⦁ La notion de manipulation doit-être mise en lien avec le plaisir du romanesque.
⦁ A quoi le plaisir de la lecteur est-il associé?
⦁ Comment ces manipulations captivent-elles le lecteur?
⦁ Dans quelle mesure y croit-il? Y adhère t-il?
Accroche
D'après les mots de Flaubert, dans sa Correspondance du 16 septembre 1853, " ce qu'il y a de fort dans Manon Lescaut, c'est ce souffle sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables, quoiqu'ils soient fripons ".
Ces mots en écho à l'oeuvre de Prévost la définissent comme un roman associé au jeu de la manipulation, au plaisir subversif de la transgression tout en suscitant l'admiration et l'adhésion du lecteur.
⦁ - L'adhésion, terme essentiel car il suppose l'attachement du lecteur à l'oeuvre dans l'irrésistible envie de poursuivre la lecture pour en connaître la suite
⦁ Attachement
⦁ Projection dans l'intrigue
⦁ Sympathie pour les personnages manipulateurs
Problématique :
Dans quelle mesure le plaisir du romanesque tient-il à la manipulation?
Plan proposé
I - L'immoralité et la duplicité des personnages manipulateurs dans Manon Lescaut contribuent au plaisir du lecteur à la fois admiratif, fasciné par tant de dextérité
⦁ 1 - Manon, une libertine manipulatrice immorale
⦁ 2 - Des Grieux se révèle manipulateur envers Tiberge
⦁ 3 - Une manipulation au service de la tromperie
II - Le plaisir du romanesque repose également sur la sincérité des personnages
⦁ 1 - C'est un grand roman d'amour
⦁ 2 - Des personnages évolutifs
⦁ 3 - Quête d'un bonheur nouveau à l'image de l'évolution de la société
III - L'écriture de Prévost, la composition de Manon Lescaut et la manipulation de la fiction s'accordent au plaisir d'une lecture aussi plaisante qu'instructive
⦁ 1 - Une construction du roman en récits enchâssés
⦁ 2 - Un récit rétrospectif illustrant la manipulation
⦁ 3 - Placere, docere, movere
I - L'immoralité et la duplicité des personnages manipulateurs dans Manon Lescaut contribuent au plaisir du lecteur à la fois admiratif, fasciné par tant de dextérité
1 - Manon, une libertine manipulatrice immorale
Ambivalence du personnage de Manon perceptible dès le coup de foudre. Des Grieux admiratif, sans la décrire, en subit le charme : " Elle me parut si charmante ", l'intégrité et l'innocence de la jeune femme semblent dès le début du roman associées à une certaine assurance : " Quoi qu'elle fût mons âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarassée ". Le verbe d'état " paraître " ne nous autorise pas à savoir si celle-ci est vraiment troublée ou non.
Le repentir de Manon après sa trahison : " Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir et elle s'engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments qu'elle m'attendrit à un degré inexprimable ". Son plaidoyer pour la fidélité révèle son pouvoir extrême de séduction. Elle finit par le persuader ainsi que le suggèrent les intensifs " si touchantes", " tant de protestations et de serments ". Cette scène théâtralisée repose sur un discours fondé sur l'émotion dont les excès font douter le lecteur de la sincérité de Manon. Elle s'apparente à un personnage capable de duplicité.
De la sincérité à la fidélité, ces concepts approchés dans sa lettre à Des Grieux mettent en doute, interrogent la moralité du personnage de Manon car cette fameuse lettre a des accents manipulateurs et immoraux. Notons le serment solennel, " je te jure ", la sincérité de son amour " Tu es l'idole de mon coeur ", la métaphore associée à une négation restrictive, " il n'y a que toi au monde que je puisse aimer ", traduisent la profondeur de son amour. Mais cette déclaration camoufle un jeu calculateur : " Mais ne vois-tu pas ". Elle tente ensuite de susciter la pitié et va jusqu'à dénigrer la fidélité dont elle avait fait un engagement sacré, " sotte vertu ". Dans une parfaite maîtrise de son discours, elle se dévoile calculatrice et manipulatrice. Elle va plus loin dans sa lettre, jusqu'à présenter son infidélité comme une vertu plutôt qu'un vice, " je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux ". Perverse, libertine, immorale, elle se dévoile dans toute sa complexité, quitte Des Grieux en l'assurant de son amour sincère pour fréquenter d'autres hommes dans le but de se faire entretenir.
En écho : Bel-Ami de Maupassant, roman dans lequel, George Duroy manipule les femmes pour servir ses intérêts et arriver à ses fins.
2 - Des Grieux se révèle manipulateur envers Tiberge
Son ami fidèle, Tiberge, représente la constance, la voix de la raison pour un Des Grieux qui le plus souvent s'égare et perd le sens de la vérité. Pourtant le héros décide de se séparer de ce dernier et de ses discours moralisateurs : " Cpendant, l'amour m'ayant ouvert extrêmement l'esprit, depuis deux ou trois heures, je fis attention que je ne lui avais pas découvert que mon dessein devait s'exécuter le lendemain, et je résolus de le tromper à la faveur d'une équivoque ".
A plusieurs reprises, après l'incendie de la maison de Chaillot et lors de la préparation de l'évasion de la prison de Saint Lazare, Des Grieux manipule Tiberge et le sollicite au niveau financier. Très conscient de la sincérité de son amitié, il en profite pour lui soutirer des aides financières de manière répétée. Il en abuse avec dextérité dans le but d'obtenir ce qu'il souhaite.
En personnage complexe, il se présente comme victime de sa passion en totale contradiction avec la rigueur morale de son ami. Devenu manipulateur par amour pour garder Manon, il se comporte comme si cette raison pouvait le dédouaner de l' obligation morale au point que le lecteur ne juge pas ses manipulations ou ne les estime pas trop condamnables.
En écho : Les Liaisons dangereuses de Laclos : jeu d'un personnage manipulateur vis-à-vis des autres
3 - Une manipulation au service de la tromperie
La marginalisation par amour de Des Grieux devient une école de la manipulation. Il se montre bon élève en la matière et son apprentissage de la duperie se perfectionne tout au long du roman. Il ment, manipule en toute conscience. Ainsi à l'hôpital de la Salpêtrière, il trompe l'un des gardiens, " je feignis d'être un étranger qui avait entendu parler avec admiration de l'hôpital général, et de l'ordre qu'on y observe ". Sans scrupules, ni remords, il met tout en oeuvre pour déliver Manon.
Il apprend à tricher dans les cercles de jeu, il monte des traquenards, joue des rôles, organise des jeux de duperie mis en scène avec un stratagème bien pensé dans le but de soutirer à G. M... son argent. Son caractère calculateur et manipulateur se dessine, il est dénué de morale et cultive son esprit de débauche. Pour se venger de G...M... qui les avait fait arrêter ainsi que par appât du gain, il escroque avec Manon le fils de leur ennemi. Le lecteur pénètre dans un monde de faux-semblants dont l' arme absolue de cette manipulation immorale est le paraître.
Cet apprentissage de l'encanaillement contribue au plaisir de la lecture dévoilant un personnage marginalisé par amour.
II - Le plaisir du romanesque repose également sur la sincérité des personnages
1 - C'est un grand roman d'amour
Les deux amants se laissent aller facilement à la débauche mais si le roman se lit avec plaisir, cest avant tout parce qu'il est romanesque. C'est en effet un grand roman d'amour qui ne peut pas laisser le lecteur indifférent. Il éveille de nombreuses émotions au fur et à mesure de la lecture.
Le plaisir de la lecture est aussi assuré par les nombreuses péripéties. On compte en effet deux évasions, deux fuites, deux assassinats, un père à l'autorité bafoué, des voeux brisés, des trahisons, la fortune puis la misère. Le lecteur voyage d'Amiens à Paris, découvre la Louisiane. On peut parler d'un roman d'aventures.
L'amitié inconditionnelle de Tiberge : Des Grieux de nouveau sauvé par Tiberge à la fin du roman après la mort de Manon. Il emporte l'adhésion du lecteur par son esprit chevaleresque, son amitié et la noblesse de ses sentiments.
Echo : L'amour au-delà des conventions sociales. Le Diable au corps, Raymond Radiguet
2 - Des personnages évolutifs
Des Grieux en héros endeuillé livre le récit de la mort de son aimée en en faisant une sainte. Cette image tranche avec la Manon manipulatrice du début du roman. Le tableau de sa mort est pudiquement peint, " Je croyais ma chère maîtresse endormie ", dans un récit autorisant la proximité des corps des amants jusqu'au silence du chevalier : " je la perdis : je reçus d'elle des marques d'amour, au moment même où elle expirait ".
Une mort cathartique : Manon, sacralisée comme en témoigne la position des mains des deux amants, " ... le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait " : en écho, le désespoir de Des Grieux, " je demeurai plus de 24 heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon ". Une mort magnifiée qui semble racheter Manon de sa vie débauchée.
Le récit d'aventures ne manque pas de dévoiler un Des Grieux très évolutif. De naïf qu'il est au début de l'histoire, il se marginalise par amour pour Manon et apprend à servir sa quête absolue d'amour de manière inconditionnelle. Il devient un autre homme, en marge : " Moi qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport ". Il devient l'amant de Manon, capable de tout pour la garder malgré la douleur ainsi que l'affirme Renoncour : " Je me tournai vers le coin de la chambre où le jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n'avais jamais vu de plus vive image de la douleur ". Il deviendra à la fin du roman, l'amant éploré, après la mort de Manon.
Le lecteur peut s'identifier aux personnages créant ainsi de l'émotion.
En écho : Thérèse Raquin de Zola. La mort de l'héroïne éponyme et de son amant Laurent est également cathartique dans le sens où elle rachète les crimes du couple.
3 - Quête d'un bonheur nouveau à l'image de l'évolution de la société
Quête d'un bonheur en accord avec son époque. Le mode de vie des amants s'accorde avec la recherche et le besoin de plaisirs et d'argent difficile à se procurer. La société a une place importante dans cette recherche comme en témoignent le réalisme des lieux, l'importance de l'argent, de son manque, la référence au cloisonnement social et au scandale d'une relation entre un noble et une roturière.
La vie marginale des amants suppose une grand besoin d'argent. Pour l'aristocratie, devoir travailler pour gagner sa vie n'est aucunement une promesse de bonheur. Des Grieux estime ce devoir déshonorant. En rupture avec sa famille, il doit survivre, l'argent devient rapidement une préoccupation essentielle et cause de friponneries. C'est pourquoi Manon évalue le prix de chaque baiser par rapport aux biens de M. de G... M... " Elle aimait trop l'abondance et les plaisirs pour me le sacrifier : je la perdrais ! m'écriai-je ". Les amants de la première moitié du 18e siècle sont à l'image d'un monde marqué par la recherche effrénée du plaisir et du goût des fêtes. Nous sommes dans une période libertine, celle de la Régence.
Quête d'un bonheur individuel au delà des conventions sociales et morales. Les lois et les codes de la génération des pères sont défiés par les personnages ainsi que le montre la scène de rupture familiale. Manon ne fait usage que de sa liberté. Cependant, en marge, ils ne défendent que leur bonheur individuel : leur amour et leurs plaisirs.
En écho : La Princesse de CLèves de Madame La Fayette qui dévoile l'évolution de la société, des moeurs, des valeurs en mettant en scène une héroïne dont l'éloge de l'amour fait abstraction des conventions sociales, morales de la société au profit de son bonheur individuel.
III - L'écriture de Prévost, la composition de Manon Lescaut et la manipulation de la fiction s'accordent au plaisir d'une lecture aussi plaisante qu'instructive
1 - Une construction du roman en récits enchâssés
Le récit des Mémoires d'un homme de qualité est un roman Mémoires qui a une structure particulière et complexe en récits enchâssés : le narrateur rencontre Des Grieux qui lui raconte ses aventures. Le lecteur découvre le récit du chevalier au milieu du récit de Renoncour en mémoires fictives bien qu'inspirés de la vie de l'auteur.
Prévost manipule le lecteur. La double rencontre de Renoncour et Des Grieux (départ des amants en Louisiane et retour de Des Grieux) fait l'objet d'un travail de mise en scène par Prévost dans le but de créer un effet d'attente chez le lecteur. Notons la présence des prolepses cherchant à le manipuler. Dans l' " Avis au lecteur ", on peut lire : " Le lecteur verra dans la conduite de M. des Grieux, un exemple terrible de la force des passions " sans négliger la portée morale de son oeuvre, en ajoutant : " outre le plaisir d'une lecture agréable, on y trouvera peu d'évènements qui ne puissent servir à l'instruction des moeurs : et c'est rendre, à mon avis, un service considérable au public, que de l'instruire en l'amusant ".
Le plaisir de la manipulation propre à la fiction est tel que le lecteur est piégé, en prétendant dire la vérité et refusant d'apparaître comme une fiction, l'exigence de vérité n'est en fait qu'une pure convention littéraire.
2 - Un récit rétrospectif illustrant la manipulation
Son récit contient de nombreuses prolepses. Citons la scène de rencontre avec Manon déjà annonciatrice du dénouement " tous ses malheurs et les miens ", " l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte ".
Des Grieux cherche à se dédouaner parfois dans ses récits. Par exemple, lors de l'évasion de St Lazare, il confesse, pour justifier le meurtre commis " qu'il n'était pas fort avec les armes, n'ayant eu que trois mois de salle à Paris. L'amour conduisait son épée ", ce qui n'est pas sans rappeler Meursault dans L'Etranger de Camus qui justifie son meurtre en invoquant le soleil, " C'est à cause du soleil " faisant tout reposer sur le hasard, la raison même du crime. Ces circonstances atténuantes présentes dans ses récits le dédouanent.
Le plaisir romanesque est parfois renforcé par les interruptions dans les récits : " Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue ".
3 - Placere, docere, movere
Prévost fait de son personnage Des Grieux, un " exemple terrible de la force des passions " mettant ainsi en garde le lecteur des désordres causés par ces dernières. Son enseignement se double d'une morale et cette visée est digne de Phèdre dont la préface évoque le désordre dont les passions sont la cause. A la manière de Racine et fidèle aux auteurs du siècle des Lumières, le romancier cherche à instruire le lecteur.
Placere, docere et movere : le roman doit émouvoir le lecteur. Il doit être plaisant à lire, émouvoir et instruire.
" L'ouvrage entier est un traité de morale, réduit agréablement en exercice ", il s'agit de dépeindre l'immoralité de manière à la prévenir. Ainsi la mort de Manon en exemple pédagogique montre au lecteur que la passion sans morale est fatale. La fin du roman devait être tragique afin de servir l'instruction des moeurs.
Ainsi, le plaisir du romanesque est intimement lié à la manipulation tout au long du roman de Prévost. La duplicité des personnages et leur immoralité contribuent au plaisir du lecteur fasciné par leur dextérité. Mais il repose également sur leur sincérité, leur capacité à évoluer, leur aspiration au bonheur et d'autres ressorts romanesques inhérents à l'écriture de l'auteur, la composition du roman et l'instruction des moeurs
Ouvertures possibles :
Parcours bac :
Personnages en marge / Plaisirs du romanesque
Lien :
Marginalité / Manipulation
Oeuvres en écho :
Exemples de personnages qui se précipitent vers leur chute suite à une vie marginale de plaisirs, (en marge de la société et des normes).
⦁ - Les Liaisons dangereuses de Laclos. Dans ce roman épistolaire, le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil sont deux libertins s'amusant à manipuler les personnages qu'ils rencontrent. Ces actions immorales les conduiront à leur chute : Valmont sera blessé à mort pendant un duel et la Marquise mourra de la petite vérole.
⦁ - La Peau de chagrin de Balzac. A vouloir réaliser tous ses désirs, la Peau de chagrin réduit la durée de vie du héros, Raphaël de Valentin.