I - Un roman qui cherche à provoquer généreusement le rire
1 - Un rire créatif et inventif : le comique de langage
Rabelais joue avec le langage mettant ainsi à distance le savoir par les jeux de mots, des calembours "papelard ", dérivé du mot pape, par l'onomastique, Ponocrates qui signifie dur à la fatigue, par le néologisme " torcheculatifs " auxquels s'ajoutent les quiproquos, les dérisions relatives à l'érudition.
Apostrophes comiques adressées aux lecteurs " Buveurs très illustres ", invités à l'amusement et à l'ivresse.
Alcofribas Nasier revendique l'écriture de « ces joyeuses et
nouvelles chroniques », il se fait chroniqueur en évoquant la généalogie de Gargantua, ce qui donne lieu à un poème amusant dans le chapitre II, « les Fanfreluches antidotées trouvées en un monument ancien» énigmatique et parfois incohérent pour le lecteur amusé qui doit en découvrir le sens.
2 - Un rire parodique
Le rire repose sur les registres mis en place.
Le registre épique permet la parodie du roman de chevalerie. Frère Jean se contente d'un bâton de la croix pour lutter contre les pilleurs de raisin. Soucieux de sauver son vin :
" Sur ces paroles, il ôta sa grande robe et se saisit du bâton de la croix qui était en coeur de sorbier, long comme une lance... ".
Le burlesque témoigne de l'intention parodique,
" les tambourineurs avaient défoncé leurs tambours pour les emplir de raisin, les trompettes étaient chargés de ceps ".
3 - Un rire démesuré : le comique de la farce
Le gigantisme ou comique folklorique crée le burlesque.
La démesure associée au merveilleux par le contraste de l'humain et des géants en référence au folklore populaire
La référence aux géants permet à Rabelais d'illustrer la grandeur possible de l'humanité tournée vers le bien
En écho : La Fontaine par son symbolisme animalier, " Je me sers d'animaux pour instruire les hommes ". Le rire est utilisé comme une arme pour conquérir l'adhésion du lecteur.
Le comique de situation. Exemple au chapitre XVII, la satisfaction des besoins est associée à un déluge urinal sur les parisiens. Cette scène s'apparente à une farce
Le comique de l'absurde repose sur l'inversion des valeurs et multiplie les invraisemblances, par exemple le fait de naître par l'oreille. Le comique associé est grossier, c'est un comique carnavalesque fondé sur, selon les mots de Mikaïl Bakhtine, " l'inversion du haut vers le bas " et le thème de prédiction est l'excrémentiel.
Le comique se double d'un renversement des valeurs, citons l'exemple du moine qui se transforme en guerrier " mi diable " ou encore l'abbaye de Thélème en critique des ordres monastiques, par sa pratique du non-respect des voeux, pauvreté, obéissance et chasteté au profit des valeurs humanistes.
II - Un rire dénonciateur : c'est un rire sérieux qui nous invite à réfléchir.
1 - Le rire est " le propre de l'homme "
Dès les vers liminaires, " Aux lecteurs ", Rabelais souligne l'importance du rire en en faisant " le propre de l'homme ".
Le prologue est une invitation à l'ivresse.
« Esbaudissez-vous, mes amours, et lisez gaiement le reste. »
Les jeux de langage vont plus loin et dès le chapitre 5, Rabelais met en avant l'idée d'une sagesse capable d'élever l'âme, " Remède contre la soif? ... buvez toujours avant la soif, jamais elle ne vous attrapera ".
2 - Le rire est une arme littéraire capable d'élever l'âme
Gargantua, " quel grand tu as " : ce nom est évocateur d'un appétit de savoir par le rire capable d'élever l'âme.
Le rire, une arme littéraire, une satire de l'esprit de sérieux. Savoir et sérieux sont incompatibles.
Rabelais se moque des pseudo-savoirs et pseudo-savants. Il s'élève contre les arguments d'autorité, il dénonce sans pour autant démontrer, il révèle. Le rire rabelaisien s'adresse aux lecteurs pour les guérir par le rire riche de vertus médicales. Il empêche l'homme de sombrer dans la morosité. Le rire est ainsi perçu comme un moyen d'éducation et de libération.
3 - Un rire satirique à l'image de l'intention sérieuse de l'auteur
Dénoncer l'éducation scolastique : dénuée de sens et inappropriée à l'éducation de Gargantua - Refus de l'enseignement basé sur la récitation.
Ainsi à propos du sophiste précepteur du fils de Grandgousier :
" Maître Thubal Holoferne... lui apprit si bien son abécédaire qu'il le récitait par coeur à l'envers, ce qui lui prit cinq ans et trois mois ". « car leur savoir n’était que bêtise, et leur sagesse que rembourrages, abâtardissant les bons et nobles esprits et corrompant toute la fleur de la jeunesse », chapitre XV. L’échec de cette éducation est mis en avant par le refus de Gargantua de discourir face à Eudémon, chapitre XV préférant « se mettre à pleurer comme une vache ».
Satire de la guerre avec humour et dans la démesure : la caricature de frère Jean. Il massacre les pillards lors de l'attaque du clos de l'abbaye de Seuilly. L'enthousiasme de Frère Jean traduit la démesure de cette satire de la guerre picrocholine. Le moine combat avec ferveur plutôt que de se livrer à ses prières.
Cette guerre est une satire des conquêtes de Charles Quint. La politique est ciblée ainsi que le suggère l'onomastique Picrochole signifiant " bile amère " et connotant un comique de caractère lié à la mégalomanie de ce dernier qui déclarer la guerre pour un rien et devient l'occasion pour Rabelais de critiquer l'actualité de l'époque, celle des ambitions de Charles Quint.
La religion est également dénoncée car les messes sont répétées au rythme des récitations de prières inintelligibles. Les rites religieux sont moqués. Frère Jean est davantage un guerrier qu'un moine.
En écho : Le rire désarme et fait réfléchir : Dans Micromégas, Voltaire revendique une victoire sociale de manière plaisante et divertissante.
III - Un rire au service de l'idéal humaniste
1 - L'éducation humaniste
Le rire élève l'âme par l'éducation qu'elle reçoit. Ainsi Rabelais critique l'enseignement scolastique des sophistes qui ne sollicitent pas l'intelligence et méprisent le corps pour vanter les mérites de l'éducation de Ponocrates et Eudémon centrée sur le goût de l'effort et le développement de l'esprit critique.
Gargantua reçoit une éducation complète qui incite son esprit à se développer dans l'effort et la critique : lecture d'auteurs grecs et latins, arithmétique, musique..., sport, pratique des armes, cavalerie...
2 - La politique et l'idéal de la mesure
Rabelais revendique une politique plus juste basée sur la mesure. Contre Picrochole, Grandgousier se montre capable de pardon et d'humanité.
Le pacifisme du bon roi Grandgousier s'oppose à l'esprit belliqueux de Picrochole qui ne cherche qu'à renforcer son pouvoir dans la plus grande arrogance sans scrupules ainsi que le montrent les épisodes de massacre.
Ainsi, la guerre doit-être exercée au profit d'une justice plus grande. Utile, nécessaire, elle vise la paix contre l'injustice et la mégalomanie de Picrochole.
3 - La religion
L'idéal humaniste est civilisateur. Frère Jean privilégie le combat, le travail, la sociabilité à la prière. Dans le roman de Rabelais, les autres moines ont perdu leur humanité. L'éducation religieuse de l'époque est donc critiquée au profit des idées humanistes et évangélistes.
Le modèle utopique de l'abbaye de Thélème illustré par la règle " Fais ce que voudras " révèle un idéal religieux dans le respect de l'homme.
Ainsi, si le roman cherche à provoquer le rire inventif, créatif, parodique, démesuré, il devient un outil d'éducation car c'est un rire sérieux qui élève l'âme, généreux, satirique qui invite le lecteur à réfléchir : un rire dénonciateur au service de l'idéal humaniste.
Ouverture
Les Fables de La Fontaine font écho à cette double fonction d'une lecture plaisante à visée didactique
Pour aller plus loin
Gargantua, Rabelais
Plaire et instruire : Les Fables de Jean de La Fontaine